Sceau MAO Feili Toit du temple de Conficius
毛飞利
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chinois



 
               

 
LU XUN (1881-1936)
L'Etranger (Guo ke)
Le temps:

Un jour, à la tombée de la nuit.

Le lieu:

       Quelque part.

Les personnages:

LE VIEILLARD       —— environ 70 ans, barbe et cheveux blancs, longue tunique noire.

LA FILLETTE        —— environ 10 ans, chevelure auburn, des yeux tels des perles noires,

longue robe à carreaux noirs.

L’ETRANGER

—— entre 30 et 40 ans, visiblement extenué, le regard sombre. La barbe brune et les cheveux en bataille. Une veste et un pantalon noirs tout en guenilles, les pieds nus dans des souliers miteux. Une poche pendue à son flanc. Il se soutient sur une canne de bambou de sa propre hauteur.

       A l’est : quelques bosquets et des gravats. A l’ouest: des tombes délabrées toutes à

l’abandon et entre les deux le tracé d’un semblant de route. La porte d’une petite cabane en terre donnant sur cette route est ouverte. Juste à coté de la porte se trouve une souche d’arbre mort.

(La fillette s’apprête à aider le vieillard à se lever de la souche d’arbre sur laquelle il est assis)

LE VIEILLARD:       Gamine, hé là ! Gamine ! Pourquoi t’arrêtes-tu ainsi ?

LA FILLETTE:       (Regardant dans la direction de l’est,) regarde un peu qui va là.

LE VIEILLARD:       Ce n’est pas la peine de le regarder. Aide-moi plutôt à rentrer. Le soleil va bientôt se coucher.

LA FILLETTE:       Je… regarde juste un peu.

LE VIEILLARD:       Alala ! Toi alors ! Tous les jours tu vois le ciel, la terre, le vent et ça ne te suffit pas ? Il n’y a rien de plus beau que ceux-là ? Tu t’obstines pourtant à observer quelqu’un ? Les individus qui surgissent au coucher du soleil ne présentent aucun intérêt pour toi.… Mieux vaut rentrer.

LA FILLETTE:       Mais le voilà déjà tout proche. Oh ! C’est un mendiant

LE VIEILLARD:       Un mendiant ? Je ne le vois de la sorte.

       (L’Etranger sort des bosquets situés à l’est d’un pas mal assure. Après une hésitation momentannée, il s’approche du vieillard.)

L’ETRANGER:       Bonsoir viel homme, comment vas-tu ?

LE VIEILLARD:      Oh ! ça va ! Merci à toi, et toi ?

L’ETRANGER:       Vieil homme, puis-je avoir l’audace de te réclamer un verre d’eau ? J’ai tellement marché que j’ai grand soif. Par ici il n’y a ni étang ni flaque d’eau.

LE VIEILLARD:       Oh c’est possible, c’est possible. Je t’en prie, assieds-toi.

(S’adressant à la fillette:) Gamine, va chercher de l’eau. Il faut laver le gobelet.

(La petite fille entre silencieusement dans la cabane en terre.)

LE VIEILLARD:       Mon hôte (Cher visiteur), je te prie de t’asseoir. Quel nom te donne-t-on ?

L’ETRANGER:     Quel nom ?       ——— Je ne sais pas. Aussi loin que je puisse m’en souvenir, j’ai toujours été seul et je ne me souviens pas de mon nom d’origine. Quand je suis en route, les gens me nomment à leur guise selon toute sorte d’appellation. Mais je ne m’en souviens plus d’aucune précisément. Par ailleurs je n’ai jamais entendu deux fois la même.

LE VIEILLARD:       Hum hum, bon alors tu viens d’où ?

L’ETRANGER:       (Après une brève hesitation,) je l’ignore. Aussi loin que je puisse m’en

souvenir, je m’en suis toujours allé ainsi.

LE VIEILLARD:       C’est entendu. Bon alors puis-je te demander où tu te rends ?

L’ETRANGER:       Bien sûr que tu le peux. —— mais je l’ignore. Aussi loin que je puisse m’en souvenir, je m’en suis toujours allé ainsi quelque part au devant. Je me rappelle juste que j’ai fait pas mal de chemin et que maintenant je suis ici. Je dois poursuivre par là, (désignant l’ouest,) devant !

(La fillette apporte soigneusement à deux mains un gobelet en bois et lui passe.)

L’ETRANGER:       (il accepte le gobelet,) merci beaucoup jeune fille.

(En deux gorgées il boit l’eau et retourne le gobelet,) merci beaucoup jeune fille. Voici de bonnes intentions comme on en voit peu. Je ne sais vraiment pas comment remercier !

LE VIEILLARD:       Tu n’as pas à remercier. Tu n’en tires pas si grand profit.

L’ETRANGER:       Soit. Je n’en tire pas si grand profit. Cependant je recouvre maintenant quelques forces. Il faut que j’aille par devant moi. Vieil homme, tu dois habiter ici depuis fort longtemps. Tu dois savoir quel genre d’endroit est-ce ci-devant.

LE VIEILLARD:     Ci-devant ? Ci-devant ce sont des tombes.

L’ETRANGER:       (Surpris,) des tombes ?

LA FILLETTE:       Non, non, non ! Là-bas il y a beaucoup de lys et d’églantines. J’y vais souvent pour m’amuser et les admirer.

L’ETRANGER:       (Il tourne la tête vers l’ouest et semble arborer un léger sourire,) tout juste !.

Moi aussi, là où il y a beaucoup de lys et d’églantines, je suis souvent allé  m’amuser et les admirer. Mais ce sont des tombes. (s’adressant au vieillard,) vieil homme, et quand on a franchi ce cimetière ?

LE VIEILLARD:       Quand on l’a franchi ? Ca je ne le sais pas. Je n’y suis jamais allé.

L’ETRANGER:       Tu ne le sais pas ?!

LA FILLETTE:       Je ne sais pas moi non plus.

LE VIEILLARD:       Je connais simplement le sud, le nord et l’est d’où tu viens. Voilà les lieux

qui me sont les plus familiers. Ce sont peut-être là pour vous autres les meilleurs endroits. Ne m’en veux pas d’avoir la langue un peu trop pendue, mais selon moi te voici à bout de forces. Tu ferais bien mieux de faire demi-tour car si tu continues, il n’est pas certain que tu finisses ta route.

L’ETRANGER:       Pas jusqu’au bout ? … (il sort subitement d’une profonde méditation,) impossible ! Je dois forcément y aller. Si je retourne sur mes pas, par là-bas, il n’y aura aucun endroit qui n’ait déjà reçu de nom, aucun endroit sans son seigneur, aucun endroit où l’on ne soit expulsé ou mis au cachot, aucun endroit sans un sourire de façade ou sans larmes de circonstances. Je les déteste. Je ne rebrousse pas chemin !

LE VIEILLARD:       Pas forcément, tu retrouveras aussi des coeurs éplorés de compassion à ton égard.

L’ETRANGER:       Non. Je ne veux pas de leurs larmes, je ne veux pas de leur de compassion !

LE VIEILLARD:       Et bien, tu, (secouant la tête,) tu n’as plus qu’à partir.

L’ETRANGER:       C’est ça, je n’ai plus qu’à partir. Et en plus il y a la voix ci-devant qui souvent me presse à la hâte. Elle hurle et m’empêche de me reposer. Le plus affreux c’est que mes pieds ne sont plus en état de marche depuis longtemps. Ils sont blessés de toutes parts et ont perdu beaucoup de sang. (il se lève et montre un pied au vieillard,) de ce fait, je n’en ai plus assez. Il faudrait que j’en boive un peu. Mais où donc en trouver ? Et puis je ne veux pas boire non plus celui de n’importe qui. Alors je n’ai qu’à boire un peu d’eau pour reconstituer mon sang. En chemin on trouve toujours de l’eau. Je n’en ai d’ailleurs jamais ressenti le manque. Mais mes forces s’épuisent car mon sang contient trop d’eau. Aujourd’hui, la raison pour laquelle, je n’ai pas trouvé la moindre flaque d’eau, c’est que j’ai moins parcouru.

LE VIEILLARD:       Ca ce n’est pas sûr du tout. Le soleil est maintenant couché. Je crois que tout ça ne vaut pas de reposer un peu, comme moi.

L’ETRANGER:       Mais, la voix ci-devant m’appelle.

LE VIEILARD:       Je ne sais pas.

L’ETRANGER:       Tu ne sais pas ? Connais-tu cette voix ?

LE VIEILLARD:       Oui. Il semble qu’elle m’ait déjà appelé moi aussi.

L’ETRANGER:       Mais s’agit-il de la voix qui m’appelle aujourd’hui ?

LE VIEILLARD:       Ca je ne peux pas le dire. Elle m’a appellé à plusieurs reprises et je n’y ai pas

prêté attention. Puis elle ne m‘a plus appelé. Je ne m’en souviens plus bien.

L’ETRANGER:       Alala, tu n’y prête pas attention… (il médite, puis prend soudain un air surpris et écoute attentivement.) Pas possible ! Il vaut mieux que j’y aille. Je ne peux pas prendre de repos. Le pire ce sont mes pieds en mauvais état. (il se prépare à prendre la route.)

LA FILLETTE:       C’est pour toi ! (Elle lui tend une étoffe) C’est pour bander tes plaies.

L’ETRANGER:       Grand merci jeune fille (il prend l’étoffe). C’est vraiment… C’est vraiment rare de voir de si bonnes intentions. Cela va me permettre d’avancer d’aller plus loin. (Il s’assied sur une brique cassée et s’apprête à enrouler sa cheville,) mais, ça ne peut pas aller ! (avec toute son énergie, il se lève,) jeune fille, je te la rends. Je n’arrive pas à enrouler complètement. Et puis c’est trop de dévouement, je n’ai aucun moyen de te remercier.

LE VIEILLARD:       Tu n’as pas à remercier. Tu n’en as pas tire si grand profit.

L’ETRANGER:       Soit, je n’ai pas tire si grand profit. Mais pour moi cette aumône tombe à point. Regarde et vois-tu sur moi quelque chose d’égal ?

LE VIEILLARD:       N’en fait pas tout un cas, c’est comme ça.

L’ETRANGER:       Soit. Mais je ne peux pas. Je crains ceci : en recevant l’aumône d’une jeune fille, me voici tel un vautour à l’affut d’une charogne. Je tourne autour et j’hésite. Mon propre regard exprime le désir d’extermination. Ou alors tout doit être maudit et exterminé, même moi. Car je dois l’être, sauf elle. Mais je n’en ai pas encore la force. Et même si je l’avais, je ne lui souhaiterai pas un tel sort car elles n’y aspirent probablement pas. Ca j’en suis convaincu. (S’adressant à la fillette,) jeune fille, cette étoffe et très bien, mais un peu trop petite, tiens, je te la rends.

LA FILLETTE:       (Reculant craintive,) je n’en veux pas ! Emporte-la !

L’ETRANGER:       (Feignant de sourire,) Oh oh, … c’est parce que je l’avais déjà prise ?

LA FILLETTE:       (Acquiescant de la tête et désignant la poche,) range-la dedans et va t’amuser.

L’ETRANGER:       (Reculant, la mine abattue,) mais avec ce sac dans le dos, comment vais-je donc pouvoir marcher ? …

LE VIEILLARD:       Tu ne te reposes pas, tu ne peux donc plus rien porter. Repose-toi un instant et  tu n’auras plus ces soucis.

L’ETRANGER:       Moui, se reposer, … (il réfléchit tranquillement, puis soudain sursaute et prête l’oreille.) Non,je ne peux pas ! Il vaut mieux que j’y aille.

LE VIEILLARD:       Tu ne veux donc jamais te reposer ?

L’ETRANGER:       Je veux me reposer.

LE VIEILLARD:       Et bien repose-toi donc un peu !

L’ETRANGER:       Mais je ne le peux pas …

LE VIEILLARD:       Tu considères toujours qu’il vaut mieux que tu y ailles ?

L’ETRANGER:       Oui, cela vaut mieux.

LE VIEILLARD:       Et bien il vaut donc mieux que tu y ailles !

L’ETRANGER:       (Il s’étire la taille,) bien, je vous fais mes adieux. Je vous remercie vraiment. (S’adressant à la fillette,) jeune fille reprends ceci, s’il te plait récupère-le.

(La fillette, craintive, recule sa main et veut rentrer dans la cabane.)

LE VIEILLARD:       Prends-le donc ! Si c’est trop lourd, tu pourras à tout moment l’abandonner dans le cimetière.

LA FILLETTE:       (Elle s’avance,) ah ça, non alors !

L’ETRANGER:       Oui c’est impossible.

LE VIEILARD:       Eh bien tu l’accrocheras dans les lys ou dans les églantines et puis

c’est tout !

LA FILLETTE:       (Elle frappe des mains,) Ah ! Ah ! Très bien !

L’ETRANGER:       Oh,

       (calme et recueilli pour un laps de temps.)

LE VIEILLARD:       Bon alors au revoir et que la paix soit avec toi. (Il se lève et se dirige vers la fillette,) mon enfant, aide-moi donc à rentrer. Regarde, ça fait longtemps que le soleil s’est couché. (Il se tourne vers la porte.)

L’ETRANGER:       Merci à vous. Que la paix soit avec vous. (Indécis, en pleine réflexion, il est soudain surpris,) mais je ne peux pas. Je dois y aller. Il vaut mieux que j’y aille… (Instantanément, il relève la tête haute, il file vers l’est avec enthousiasme.)

(Le fillette aide le viel homme à entrer dans la cabane et en ferme aussitôt la porte. L’ETRANGER pénètre avec hardiesse dans les broussailles en friche tout en titubant, suivi par le rideau sombre de la nuit.)

Le 2 mars 1925

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